Albert Samain (1858-1900)
Le Boucher
Ardagôn le boucher, à la rouge encolure,
Un grand couteau luisant passé dans sa
ceinture,
Pousse hors de l’étable et conduit au hangar
Le bœuf sur qui la vache attache un long
regard.
Les enfants du village, et Psyllé la
première,
Déjà chassés vingt fois par la rude
fermière,
Reviennent plus nombreux et plus hardis
encor
Que les mouches qu’attire un pot plein de miel
d’or.
Une corde passée à l’anneau de la dalle
Incline par degrés la tête bestiale,
Et la brute immobile offre son large front
Comme une enclume où va frapper le forgeron.
Tout est prêt. Dans la cour descend un grand
silence…
Le lourd marteau levé lentement se balance,
Plane, hésite, et soudain, d’un coup terrible et
sourd,
Tombe… le crâne sonne… Un léger frisson
court.
Le bœuf assommé croule : et dans sa gorge
inerte
Le grand couteau plongé fait par l’entaille
ouverte
Jaillir à flots pressés un sang noir et
fumant.
Le sol autour s’empourpre. Ardagôn, par
moment,
Enfonçant jusqu’au coude un bras qui sort tout
rouge
Ranime un peu de vie aux flancs du bœuf qui bouge
;
Et les enfants penchés sentent, en
frémissant,
Leur petit cœur cruel réjoui par le sang.