La Taverne des Bons Cloportes
Connaissez-vous concitoyens soucieux
Qu’il est, en notre morne ville à l’air délicieux
D’usines mortes, un très singulier boui boui
Satanique et secret qui n’ouvre que la nuit ?
Il a nom la Taverne des Bons Cloportes.
C’est en cette plaie urbaine suppurante, ce quartier
Sordide où, trop bien né, vous n’aviez jamais posé pieds
Vieux corons laqués de suie, carcasses de baleines
Industrielles, couperose de tôle rouillée, parpaings obscènes…
Ce jour, aventurez vous en cette vivante nature morte.
Le pavé est humilié d’urines âcres, de glaviots perpétuels.
que des fantômes malingres vous mendient cigarettes est rituel
Et femmes comme chats portent beau le bec de lièvre ; ici tout est lie,
lie saoulée d’ennui, tous ont la bouche pleine de coprolalie :
ô ce qu’il advient de l’homme quand le progrès avorte !
Par tous les pores des briques une peur sans nom suinte
quand patibulent aux rues les gueules mauvaises de coloquintes;
il vous semblera même que des yeux torves, épiant des fenêtres,
vous transpercent d’envie jusqu’au trognon de l’être
Bonne âme timorée, feignez la misère, je vous exhorte !
En ces gouges faméliques, l’opulence est sacrilège
Et suscite l’opinel : aussi masquez bien vos privilèges.
Céans L’homme survit interlopement d’haschich, d’alcool, de maladie
On se divertit en se démolissant, et chaque jour est une tragédie.
(La mort a tant et tant à faire qu’elle en est ivre morte !)
Le soir tombe. En cette venelle glauque, sans un réverbère,
Où la rumeur rauque de rageurs revolvers
Le dispute aux cris de chiards vociférants, des vieillards crevotants
de femmes rossées, engagez votre pas réticent :
c’est l’heure subreptice où vont coucher les lamentables cohortes.
A la lueur de phares mafieux, vous apercevrez un gros chien
Tirant de sa laisse un landau où gît un dénommé Lucien.
Lucien Traviole, tétine aux lèvres, barbe hirsute, heureux légume
Est un esclave doux des poudres planant sans fin sur le bitume.
Suivez sans bruit ce couple de la plus étrange sorte.
Le molosse conduira son compagnon dans les environs de Minuit
S’engouffrer par cette devanture de gazes noires où une rougeur luit.
Vous approchant, vous verrez campé un troupeau de putains délicates
Et le frontispice de néon magenta qui dit : « Abyssus Abyssum Invocat ».
C’est ici. Entrez à la Taverne des Bons Cloportes.
Fendant les épais rideaux pourpres de velours humide
Vous pénétrez enfin le mystérieux aquarium morbide
Où évoluent poissons comme vous n’en aviez jamais vu semblables
Rien n’est ici éclairé que par de byzantins candélabres
Et l’opium s’immisce dans vos narines, pour déniaiser votre aorte.
Les fumeuses félines sont rentrées, et vous ont diffusé leur humées
capiteuses au visage. Ne dites rien. Dans la poix des cigares vous peinez
A distinguer les pléiades de tablées où l’on bâfre sans relâche, à froid,
des bintjes noirâtres en déchiquetant de fines brochettes de rats.
Dix nez épatés vous meuglent de laisser ouverte la porte.
En ce chaos plafonné de galaxies d’ampoules phosphorescentes ;
Vos précieux tympans fondent : un piano pavoise des gammes graves et lentes,
pour les aigus d’une obèse rousse en robe rouge dont les dunkerquoises
Sérénades évoquent des marins perdus en mer, et des veuves grivoises…
Dans ces ténèbres fourmillantes, un chagrin exquis vous transporte…
Au comptoir éburnéen, entre trois cynocéphales sous prolétaires
Biberonnant l’absinthe, prenez chaise et commandez une «délétère»,
Liqueur de cédrat sidérale. « Vous sucerez un peu les doigts du bon Bouddha »
Narquoise du torchon un barman laotien, visqueux, dodu comme un poussah;
Et l’amère lave de couler dans votre gosier. Faites qu’elle n’en ressorte !
Mais voici que les tablées sournoises s’ébranlent pour des jeux de cartes.
Sous les hures de bouc crochées aux poutres; naturellement pas de charte,
Chacun truande. Vous vous étonnez surtout qu’une jeunette, sublime rouge gorge,
Aie le beau rôle et mate virilement tous les mâles de ce coupe-gorge !
Cette catin borgne sait combien de bagues la main de Satan comporte !
D'ailleurs, est ce encore vous, cet homme déshabillé de toute pudeur,
qui vous nargue au miroir, yeux rouges, coeur débraillé et plein d'ardeur ?
N'est ce pas vous l'audacieux grossier qui effleure les corsages
et se vautre dans les conversations de mafieux d'un certain âge ?
Pour faire amende vous reprenez des verres de vin à robe forte !
Imbibé de l’étuve luciférienne, il vous prend de chanter, dépassant toute borne,
Avec les fraternels ivrognes et de confier enfin que vous êtes du capricorne
A ce ventru diagonalement balafré d’une sanglante tâche de vin
Qui vous postillonne l’exploit de sa déchéance, et tous dans le ravin
De la nuit chahutent et dansent, et vous dansez avec la plus accorte !
Or, depuis votre entrée naïve, sans même vous en apercevoir, des yeux
Vous avaient suivis, qu’avaient captivés vos airs de novice radieux,
Insolite en cet infernal microcosme. Et si les édentés rient dans la pénombre,
C’est que votre sort est déjà clos. On vous prépare une mort aussi lente que sombre
car il y a là des bandits féroces qui ne savent que trop ce que le corps supporte.
Le gérant, homme capricant en complet noir orné d’un myosotis,
vous toisera d’un œil impérial, puis vous intimera devant tous « viens, fils… »
Sa moite main sur votre épaule, il vous indiquera du doigt l’horloge de bronze insane
Où vous lirez en lettres d’or italiques la lapidaire sentence : « Ultima, forsan ».
Et tandis que vous rêvez, ivre, béat, à la taverne des bons cloportes,
Une dague dans votre dos doucement vers la mort vous déporte.
Mais poursuivez votre chemin dans la nuit ; priant, muet, pleurant, n’importe !