Octavio Paz (1914-1998)
Vision du Rédacteur
Et remplir toutes ces feuilles blanches qui me manquent avec toujours la même, monotone question : « A quelle heure est ce terminé ? » Et les antichambres, les mémoriaux, les intrigues, les démarches auprès du Gardien, l’Officiel en Tournée, le Secrétaire, l’Adjoint, le Remplaçant. Entrevoir au loin l’homme influent et envoyer chaque année ma carte pour rappeler- à qui donc ?- que dans un coin, décidé, ferme, quoique peu sûr de mon existence, moi aussi j’attends mon heure, moi, aussi, j’existe. Non, j’abandonne mon poste.
Oui, je le sais déjà, je pourrais m’asseoir sur une idée, une tradition, une obstination. Ou m’étendre sur les braises d’une douleur, ou sur un espoir quelconque, et me camper là, sans faire plus de bruit. Bien sûr, je ne vais pas mal : je mange, dors, bois, fornique, respecte les fêtes à respecter, et en été je vais à la plage. Les gens m’aiment, et je les aime. Je supporte avec légèreté ma condition : les maladies, l’insomnie, les cauchemars, les taux de croissance, l’idée de meurtre, le vermisseau qui ronge le cœur de l’hidalgo (le petit ver qui dépose ses petits œufs dans la cervelle et perfore dans la nuit le rêve le plus épais), le lendemain aux dépends du jour -le jour qui jamais n’arrive à temps, qui toujours perd ses promesses.
Non : je renonce au ticket de rationnement, à la carte d’identité, au certificat de survivance, à la fiche d’affiliation, au passeport, au numéro clef, au contreseing, au passe-droit, au sauf-conduit, à l’insigne, au tatouage et à la marque.
Face à moi, s’étend le monde, le vaste monde des grandes, petites et moyennes gens. Univers de rois, de présidents et de prisonniers, de mandarins et de parias, de libérateurs et de libérés, de juges et de témoins, de condamnés : étoiles de printemps, seconde, troisième et nmagnitudes, planètes, comètes, corps errants et excentriques, ou routiniers et domestiqués par les lois de la gravité, les subtiles lois de la chute des corps, tous tenants le rythme, tous tournant, lentement ou rapidement, autour d’une absence.
Là où il fut décrété que le soleil était centre de toutes choses, l’être solaire, le faisceau brûlant fait constitué de tous les regards humains, il n’y a qu’un trou et moins qu’un trou : l’œil de poisson mort, l’opacité vertigineuse de l’œil qui tombe en lui-même et se regarde sans se voir. Et il n’existe rien qui puisse remplir le centre vide du tourbillon. Les ressorts se sont cassés, les fondements se sont effondrés, les fils visibles ou invisibles qui unissaient une étoile à une autre, un corps à un autre, un homme à un autre, ne sont qu’un grillage de fer et d’épines, un enchevêtrement de griffes et de dents qui nous tordent, nous mastiquent, nous crachent et nous mastiquent à nouveau. Personne ne se pend avec la corde d’une loi physique. Les équations chutent inlassablement en elles mêmes.
Quant aux affaires actuelles et de ce qu’il convient de faire de ce maintenant : Je ne m’en lave pas les mains, mais je ne suis ni juge, ni témoin à charge, ni bourreau. Je ne torture pas, ni n’interroge, ni ne subis l’interrogatoire. Je ne réclame pas ma peine, ni ne veux me sauver, ni sauver personne. Et pour tout ce que je ne fais pas, et pour tout ce que l’on nous fait, je ne demande ni pardon ni ne pardonne. Leur piété est aussi abjecte que leur justice. Suis-je innocent ? Je suis coupable. Suis-je coupable ? Je suis innocent. (Je suis innocent quand je suis coupable, coupable quand je suis innocent. Je suis coupable quand… Mais ceci est une autre chanson. Une autre chanson ? Tout est la même chanson.) Coupable innocent, innocent coupable, la vérité est que j’abandonne mon poste.
Je me souviens de mes amours, mes conversations, mes amitiés. Je me souviens de tout, j’ai tout vu, je vous ai tous vu. Avec mélancolie, mais sans nostalgie. Et surtout sans espoir. Je sais déjà que cela est immortel et que, si nous sommes quelque chose, nous sommes l’espoir de quelque chose. L’attente m’a déjà usée. J’abandonne le «néanmoins», le «bien que», le «malgré tout», les moratoires, les excuses et les disculpations. Je connais le mécanisme des pièges de la morale et le pouvoir lénifiant de certaines paroles. J’ai perdu la foi en toutes ces constructions de pierres, d’idées, de chiffres. Je cède mon poste. Je ne défends plus cette tour dévastée. Et, en silence, j’attends l’événement.
Il soufflera un petit vent à peine glacé. Les journaux parleront d’une onde froide. Les gens hausseront les épaules et continueront la vie de toujours. Les premiers morts augmenteront à peine le nombre quotidien et personne dans les services statistiques ne remarquera ce zéro de plus. Mais au fil du temps, tous commenceront à se regarder et à s’interroger. Que se passe t-il ? Parce que durant des mois, les portes et les fenêtres vont trembler, les meubles et les arbres craquer. Pendant des années les os trembleront et les dents s’entrechoqueront, frisson et chair de poule. Pendant des années hurleront les Chimènes, les prophètes et les chefs. La brume qui borde les étangs pourris viendra s’installer dans la ville. Et au midi, sous le soleil équivoque, le petit vent emportera l’odeur du sang séché d’un matador déjà abandonné par les mouches.
Inutile de sortir ou de rester chez soi : inutile d’élever des murailles contre l’impalpable. Une bouche éteindra tous les feux, un doigt extirpera toutes les décisions. Il sera partout, sans être en aucune personne. Il Ternira tous les miroirs. Traversant les murs et les convictions, les vêtements et les âmes bien trempées, il s’installera dans la moelle de chacun. Entre les corps, sifflant ; entre les âmes, tapi. Et toutes les blessures s’ouvriront, parce qu’avec des mains expertes et délicates, quoiqu’un peu froides, il irritera les plaies et les pustules, crèvera les boutons et les enflures, grattera les plaies mal cicatrisées. Oh, source du sang, toujours inépuisable ! La vie sera un couteau, une feuille grise, et agile, et tranchante, catégorique et arbitraire qui tombera, arrachera et séparera. Fendre, déchirer, dépecer, verbes qui s’approchent à grand pas contre nous !
Ce n’est pas l’épée qui brille dans la confusion de ce qui arrive. Ce n’est pas le sable, mais la peur et le fouet. Je parle de ce qui existe déjà entre nous. Partout se love une crainte et un chuchotement, un susurrement et des paroles moyennes. Partout souffle le petit vent, la brise légère qui provoque l’immense cravache chaque fois qu’elle se déroule dans l’air. Et beaucoup déjà élèvent dans la chair l’insigne demeure. La bise se lève des prairies du passé et s’approche en trottant de notre temps.
traduit de l'espagnol par E. Dupas