Octavio Paz (1914-1998)
Corps à l'horizon
Et les tenèbres se sont ouvertes une nouvelle fois, et ont dévoilé un corps :
tes cheveux, épais automne, chute d'eau solaire,
ta bouche et la blanche discipline
de ses dents cannibales
prisonnières des marécages.
Ta peau de pain à peine doré
et tes yeux de sucre brûlé
sites où le temps n'a pas de cours,
vallées que seules mes lèvres connaissent
défilé de la lune qui qui monte vers ta gorge depuis tes seins
cascade pétrifiée de ta nuque
haut plateau de ton ventre,
plage sans fin de ton flanc
Tes yeux sont les yeux fixes du tigre
et une minute après
ce sont les yeux humides du chien
ton dos s'écoule tranquille sous mes yeux
comme le dos du fleuve à la lueur de l'incendie.
Des eaux endormies sculptent jour et nuit
ta taille d'argile
et sur tes flancs immenses comme les
sables de la lune,
le vent souffle par ma bouche
et sa large plainte couvre de ses deux ailes grises
la nuit des corps
telle l'ombre de l'aigle sur la solitude du désert
Les ongles de tes doigts de pied sont faits du cristal de printemps.
Entre tes jambes se trouve un puits d'eau somnolente,
baie où la mer nocturne s'apaise,
noir cheval d'écume,
grotte au pied de la montagne qui cache un trésor,
bouche du four où sont cuites
les hosties.
Souriantes lèvres entrouvertes et atroces,
noces de lumière et de ténèbres
du visible et de l'invisible
(ici la chair attend sa résurrection et le jour de la vie éternelle)
Patrie de sang,
Unique terre que je connaisse, qui me connaisse,
unique patrie en laquelle je crois,
Unique porte vers l'infini.