Mario Benedetti (1920-2009), poète uruguayen
Bandoneón
ça me fait foutrement mal de l'avouer
mais la vie est aussi un bandonéon
il y a ceux qui soutiennent que c'est dieu qui en joue
mais moi je suis sûr que c'est Troilo
parce que dieu sait à peine jouer de la harpe
et mal d'ailleurs
n'importe qui en joue, ce qui est certain c'est
que le bandonéon nous étire en un seul geste d'une pureté absolue
puis nous réduit peu à peu à presque rien
et bien sûr il nous arrache des aveux
des plaintes qui sont des clameurs
des vertèbres d'allégresse
des espoirs qui reviennent
comme les fils prodigues
ou plutôt comme les refrains
ça me fait foutrement mal de l'avouer
parce que ce qui est certain, c'est qu'aujourd'hui
ils ne sont pas légions ceux qui
veulent être tango
la tendance naturelle
est à la rumba, au mambo, au chachacha,
au merengue, au bolero ou peut être au casino
voire à la valsette ou aux milongas
au pasodoble, jamais
mais quand Dieu ou Pichuco ou n'importe qui
prends entre ses mains le bandonéon de la vie
et lui suggère de pleurer ou de se réjouir
on ressent l'immense honneur d'être tango
et on le laisser chanter et il ne se souvient pas
qu'après le chant, l'attend
l'étui.
traduit de l'espagnol par E. Dupas